La véritable et tragique histoire d’Alphonse Lagoutte
Cher Denis, j’aurais aimé être un artiste comme l’un de ces pianistes de la trempe d’Alphonse Lagoutte auquel tu rends un si bel hommage. Ceux qui connaissent son œuvre ne s’y trompent pas. Récemment rééditée, diffusée sous le manteau et sous le titre confidentiel des “Nocturnes de la rue Chabanais”, elle donne une nouvelle dimension à la musique du XIXe siècle.
Il y aura désormais un avant et un après Lagoutte.
D’une incroyable modernité, son doigté unique fit sensation dans un endroit où l’on savait de quoi on parlait. Édouard VII, Guy de Maupassant, Jagatjit Singh, le maharadjah de Kapurthala, Prince des Indes britanniques et de nombreux ministres vinrent l’écouter de cinq à sept et parfois jusqu’au bout de la nuit. Alphonse, caressant son Pleyel de ses mains agiles, fût la coqueluche de ces nuits interlopes.
La sensualité de sa musique résonnait dans les étages feutrés de l’hôtel discret fréquenté par la haute. On raconte que tout s’arrêtait lorsqu’il s’installait derrière son piano, jusqu’aux corps furieusement enlacés, soudainement suspendus, sidérés par les mélodies célestes d’Alphonse. Touchés par la grâce, hommes et femmes, se pâmaient immobiles.
Hélas, chaque médaille a son revers… L’artiste paya son inspiration au prix fort. Les rythmes chaloupés du pianiste ralentissaient la cadence. Ils faisaient du tord aux affaires… Madame Kelly, qui tenait la maison et les comptes, le congédia sine die : “Ouïr ou jouir, il faut choisir !” lui lança-t-elle un soir peu sensible au rendement des amours platoniques.
Ici débuta sa descente aux enfers. Acculé, Alphonse Lagoutte erra d’établissements en établissements. Pianos miteux, touches crasseuses, pédales coincées… Il sombra peu à peu dans la décrépitude, la démence et dans l’oubli.
Oui Denis, tu as bien raison, ce récit édifiant nous donne à réfléchir : Pas facile en effet d’être pianiste dans un bordel…
Les hasards de Drouot t’ont permis de découvrir quelques unes de ses partitions, retrouvées jadis, cachées dans l’un des chambranles de l’hôtel de passe. De tes doigts d’or, tu leur as redonné vie ! Et comment !
Ouïr ou jouir, pourquoi choisir ? Il y a bien du sang d’Alphonse en toi ! Merci de nous offrir, au XXIe siècle, ce parfum de l’intense émotion des salons capiteux de la rue Chabanais.
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