Les aristographes
Chronique parue dans Étapes 220
L’édition 2014 de Graphisme en France est récemment parue. C’est souvent un objet créatif que je conserve précieusement. J’ai donc lu avec intérêt et attention l’article introductif de Michel Wlassikoff. Il relate les initiatives lancées dès 1992 par Marsha Emmanuel, soit vingt années de promotion de cette discipline.
Ce long texte, très documenté, est un panorama détaillé de ce qui constitue, de fait, un monde à part dont les capitales seraient Chaumont, Échirolles ou Fontenay-sous-Bois. Dans ces sanctuaires de la création graphique se croisent des graphistes d’utilité publique, des commanditaires, les commissaires et les directeurs de musées. Ils fréquentent des institutions publiques, parlent une langue de l’entre-soi et se réfèrent au MoMa, au Stedelijk ou au Museum für Gestaltung. Mobilisés pour défendre leurs intérêts, ils s’adressent « aux acteurs de la discipline, praticiens, responsables culturels, commentateurs ou analystes ». Dans cet univers parallèle, où les acteurs de la vie ordinaire sont absents – en tous cas ceux que je croise pour mon travail -, une caste de graphistes, une poignée d’universitaires et de critiques, bref, des aristographes triés sur le volet arbitrent les élégances, se cooptent entre eux et ignorent superbement tout le reste. Pas tous, mais presque.
S’ils sont assurément très talentueux, le monde qui les entoure est, à lire les débats qui les occupent, peuplé d’aveugles hermétiques aux formes qu’ils proposent. Mais alors qu’ils feignent s’adresser à tous, ils n’ont d’yeux que pour leurs pairs.
Il faut attendre le tout dernier paragraphe de ce long papier pour comprendre qu’il existe un monde au-delà de cette forteresse du culturel et du public, inaccessible à quiconque s’est aventuré du côté des marchands. À moins peut-être qu’il soit étranger ou mort…
Parmi les 30000 signes, c’est au moment d’en finir que surgit le mot entreprise ! « Si le domaine culturel demeure en France le pourvoyeur de commandes parmi les plus intéressantes, on ne saurait négliger celles en provenance de la presse écrite et en ligne ou des entreprises industrielles ou de service ». Là, comme dit l’école suisse, j’ai été déçu en bien ! Bon… On constate du bout des lèvres que ces commandes existent sans admettre qu’elles puissent être passionnantes… C’est pourtant vers celles-ci que les centaines d’élèves formés chaque année se tournent pour travailler. Et beaucoup s’y accomplissent, figurez-vous !
Lors du 50e anniversaire du D&AD*, fondés par des graphistes et des directeurs artistiques à Londres en 1962, j’ai assisté à la passation de Présidence du publicitaire John Hegarty à Neville Brody. Durant cette soirée, graphistes, publicitaires, designers côtoyaient des clients de l’industrie, des services et de la culture. Les uns ne posaient pas sur les autres un regard torve. La plupart se parlaient et se respectaient sans hiérarchie factice.
Peut-être faudra-t-il attendre Graphisme en France 2034 pour qu’une bonne fois pour toutes volent en éclat ces frontières insensées.
*Designers & Art Directors Club britannique
Par Gilles Deléris