Est-ce à l’entreprise « d’euthanasier la mort »?

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Les héroïnes des Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence, qui se sont déroulées ce week-end, ont été sans conteste les gardiennes du temps (time keeper), des étudiantes qui pendant trois jours ont su faire preuve d’une autorité souriante pour indiquer aux 120 intervenants que leur temps de parole n’excéderait pas cinq minutes. Pas une de plus. Hommage à tous ces intervenants à qui les organisateurs avaient demandé: « Vous n’auriez pas cinq minutes pour nous parler des « technologies de rupture », du « new deal des infrastructures » ou de « l’économie de la recherche fondamentale »? ».

Il y a eu, lors de ces Rencontres, de multiples cinq minutes passionnantes. Ainsi, celles de Laurent Alexandre, chirurgien et entrepreneur, présenté par l’animateur comme un « militant du transhumanisme ». Il a décrit, de façon brillante, une révolution « vertigineuse et explosive » dans le domaine des NBIC, acronyme qui désigne les nanotechnologies, les biotechnologies, les technologies de l’information et les sciences cognitives. Il a évoqué « l’explosion du progrès technique », l’entrée dans « une phase de démocratisation du bricolage du vivant », dénoncé « la méconnaissance totale des politiques » et le monopole des « plateformistes de la Silicon Valley », les fameux GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Il a surtout révélé le projet de Calico, l’entreprise de Google visant à augmenter l’espérance de vie de 20 ans d’ici 2035. Pour à terme dixit Laurent Alexandre, d' »euthanasier la mort », d’où « un changement radical de l’économie mondiale et l’émergence de questions éthiques majeures ». D’éthique, il en a été peu question lors de ces Rencontres. Les économistes analysent les tendances et tentent de déchiffrer l’avenir. Ils laissent d’autres en mesurer les effets positifs ou négatifs sur l’homme.

Les cinq minutes de Laurent Alexandre ont mis au grand jour l’accélération inouïe du progrès technique et l’ignorance quasi totale des politiques et des décideurs sur ce qui est en train de se passer. L’avenir de l’homme a été placé pendant des siècles dans les mains de Dieu. Au XXe siècle, la science est devenue « le socle de la société », comme l’a décrit le physicien Étienne Klein lors de la même conférence. Les découvertes scientifiques majeures étant fondées sur des valeurs humanistes puisant leur source dans la démocratie et ses valeurs. Le contrat social était clair: soigner et venir en aide aux plus faibles et au plus grand nombre. Les cinq minutes de Laurent Alexandre à Aix-en-Provence laissent entendre qu’au XXIe siècle, l’avenir de l’homme passera aux mains de l’entreprise et plus précisément de certaines entreprises. Désormais, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) étirent leur objet social au point de prétendre sauver l’humanité. Les technologies d’amélioration de l’humain offriraient, selon ces « penseurs businessmen », l’opportunité disent-ils de transcender nos limites biologiques actuelles pour passer d’une évolution subie à une évolution librement choisie pour aller vers un « homme augmenté ».

Nous sommes bien au-delà des discussions polies sur les incursions de l’entreprise dans le champ sociétal. Nous entrons dans un débat de société fondamental sur la place et le rôle de l’entreprise et de la finance (on devrait dire de certaines entreprises et d’une certaine finance) dans l’avenir de la condition humaine. Une des meilleures définitions de l’éthique est une question. Une question posée à tout homme: « Qu’est-ce que dit ce que je fais? ». « Qu’est-ce que dit » ce que fait Google lorsque son fondateur déclare « vouloir euthanasier la mort »? Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) sont-ils dans leur rôle lorsqu’ils étirent leur objet social au point de prétendre sauver l’humanité? Les technologies d’amélioration de l’humain offriraient, selon ces « penseurs businessmen », l’opportunité de transcender nos limites biologiques actuelles pour passer d’une évolution subie à une évolution librement choisie.

Certains scientifiques, dont le professeur Jacques Testart, ont tiré la sonnette d’alarme en dénonçant le risque « d’élimination des moindres ». C’est courageux de la part d’un biologiste qui a permis la naissance du premier bébé-éprouvette en 1982. Il dénonce en fait un business model réservé à quelques uns, rejetant les autres. L’histoire ne nous a t-elle pas appris à nous méfier lorsqu’une poignée d’individus, dotés de moyens financiers considérables et transnationaux, prétendent faire le bien de l’humanité?

Hannah Arendt a prévenu: « lorsque l’homme peut tout construire, il peut tout détruire. » L’État américain sera-t-il un jour obligé de nationaliser Google? La question se posera si cette entreprise et les autres, obnubilées par l’idéologie transhumaniste, dépassent les bornes de l’acceptable à l’égard des démocraties, donc des faibles et des plus vulnérables. Merci alors à Laurent Alexandre d’avoir parlé de cette révolution « vertigineuse et explosive ». Il faut souhaiter que les prochaines Rencontres d’Aix en 2015 laissent plusieurs fois « cinq minutes » aux intervenants pour en débattre.

Paru dans Le Huffington Post du 16/07/2014
Par Denis Gancel

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