Gehry, l’intranquille

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Paru dans Étapes n°223

 

Il s’est tenu à Pompidou une grande rétrospective de l’œuvre de Franck Gehry. Les hasards d’un calendrier qui fait bien les choses l’ont fait coïncider avec l’ouverture de la Fondation Louis Vuitton. C’est dans un concert de louanges unanime que l’on célèbre ce grand architecte.

Il y a de quoi. Franck Gehry est un personnage hors norme. Son travail, au fil du temps, confirme une esthétique du désordre, de la déconstruction et du chaos. Le fait est que sa démarche questionne les pré-requis et des schémas qui semblaient définitifs. L’extension de sa maison à Santa Monica présentée comme un manifeste propose une réflexion sur l’utilisation rupturiste de matériaux bruts et bon marché, sur leur articulation savante qui dynamite le plan classique et fonctionnaliste. De ce point de vue, son œuvre est inclassable et en son genre sans doute indépassable.

Mais les formes qu’il convoque, impensables il y a seulement 20 ans, génèrent de curieux paradoxes. Jetées en vrac dans la ville comme abandonnées dans un gigantesque atelier d’art brut en plein air, elles racontent une histoire de la spontanéité, de la déflagration pourtant très loin de l’improvisation et de l’économie de moyen originelle. Les innovations technologiques que ses projets suscitent, si elles suffisent au fond à justifier sa réputation, sont naturellement dévoreuses en ingénierie et en construction. Les voilà donc réservées aux institutions ou aux entreprises, de Disney à LVMH, de Roche à Guggenheim, multinationales d’une prodigieuse efficacité pour qui le chaos n’est pas la première idée qui vient à l’esprit. Plébiscité par une sélection très pointue d’esthètes avertis, le cubisme poétique du travail de Gehry s’impose comme une norme et comme le marqueur ultime de la modernité. Et de fait, Franck Gehry donne à lire dans ses bâtiments intranquilles la complexité et l’illisibilité de notre époque, des forces qui interagissent, des tensions contraires dont le monde est le terrain de jeu.
Si ce vocabulaire fait de Gehry un sculpteur de génie, rapporté au bâti et aux espaces de vie, il en fait également un architecte épuisant. Qui suis-je pour porter ainsi un point de vue sur une œuvre aussi considérable ? Simplement un visiteur, sorti lessivé de cette monographie. De fait, à les fréquenter, ses bâtiments superlatifs me sidèrent plus qu’ils ne n’émeuvent. Il y a plus d’acier dans la fondation Louis Vuitton que dans la Tour Eiffel ; le Guggenheim d’Abou Dhabi offrira des cônes d’accès aux structures de bois les plus grandes du monde… La belle affaire. Ces objets, tournés vers l’extérieur, sont époustouflants mais singulièrement bruyants. Franck Gehry occupe l’espace, tout l’espace lorsque d’autres que lui font le pari des interstices et du vide qu’ils ménagent dans leurs constructions. Plus il joue sa partition, plus il la joue fortissimo.
Gehry est un architecte gothique quand Zumthor ou Ricciotti sont romans. On expire à Bilbao, soufflé par l’extravagance lyrique et la virtuosité des structures. On inspire aux Thermes de Vals ou au Mucem, habité par le lieu et sa spiritualité. What are we doing after the orgy ? Cette question posée en son temps par Jean Baudrillard trouve dans le parcours de cet artiste de la surenchère toute son actualité.

Par Gilles Deléris

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