En tous cas, merci.
“En tous cas, merci !”
Une franche poignée de main, un sourire appuyé et ces quatre mots qui claquent comme un arrêt de mort.
Il y a dans cette phrase anodine de quoi ruiner tous les espoirs que vous formuliez à l’issue de la présentation que vous venez d’achever.
Deux mois de travail, les équipes de l’agence mobilisées comme jamais, le sentiment d’avoir donné le meilleur et ces quelques syllabes qui vous vrillent l’estomac et vous coupent le souffle: En-tous-cas-merci.
Tout allait bien jusque là. La consultation était rude et les compétiteurs de sérieux clients. Comme souvent, peu de questions furent posées à l’issue du numéro de claquettes qui marquaient le terme de ce marathon créatif.
En quittant la salle, un peu précipitamment pour la laisser aux confrères suivants, vous scrutiez les regards, le langage corporel de vos interlocuteurs pour saisir un sourire approbateur, un signe de connivence, un mot d’encouragement.
Et puis rien… Rien, sauf cette locution si banale, que vous redoutez par dessus tout, qui scelle à sa façon une fin de non recevoir. “En tous cas, merci” est une métonymie. La partie pour le tout. Ou encore une ellipse, c’est selon. Elle dit avec une économie polie, un sens de l’omission et un courage très relatif bien plus qu’un aimable salut. Elle vous crucifie : “Merci pour ce travail, nous avons apprécié, mais de toute évidence, ce ne sera pas vous. Vous comprenez bien que je ne me sens pas de vous l’annoncer, là, tout de suite, en face à face. Je préfère différer. Ce sera plus simple pour moi dans quelques temps, par mail ou par téléphone.”
Nous passons alors, de retour vers l’agence, beaucoup de temps en exégèse. Rien n’échappe au filtre méticuleux, voire obsessionnel de notre analyse. Nous jaugeons nos perceptions, nous nous perdons en conjectures. Nous supputons. Nous interprétons le rythme de la scansion, le contexte de la phrase, la qualité de sa syntaxe, nous évaluons le nombre d’occurrence de la formule maudite et par lesquels de nos auditeurs elle a été prononcée. Nous croisons nos perceptions, nos intuitions. Nous rejouons la scène finale et, au fil de nos turpitudes, le moral des uns et des autres oscille selon une sinusoïde ou l’abattement le dispute à l’exaltation.
Avec constance, l’histoire finit toujours pareil. Le coup de fil comme un coup de grâce échoit, inexorable:
“Je voulais vous dire que nous avons particulièrement apprécié votre engagement, la grande qualité du travail que vous avez fourni. Ça s’est joué à peu de chose, mais vous êtes seconds (Quand on perd, on est toujours second). En tous cas, merci !” Gros soupir !
Cette règle absolue souffre, par bonheur, quelques exceptions.
À force de traquer la locution qui tue, on en saisit parfois des nuances qui peuvent en dire long. Le ton de voix, selon qu’il est un soupçon condescendant ou sincèrement enjoué, selon qu’il est appuyé par une moue admirative ou une poker face impassible, ouvre des lendemains moins sombres.
À force d’y consacrer tant d’attention, l’expérience nous a permis d’isoler une nuance qui change tout. Elle est subtile et d’aucun, à la lecture de ces lignes, diront que l’on victimise les brachycères. Pourtant, c’est certain, “Merci en tous cas” dit tout autre chose. Cette simple inversion de la proposition peut en changer l’esprit, même si, j’en conviens, la lettre reste la même. “Merci” en tête dessine des perspectives. On peut entendre : “Merci en tous cas ! Nous n’avons pas encore pris notre décision, mais nous reviendrons vers vous dans quelques semaines”.
Le temps devient ici notre allié. “Merci en tous cas” n’injurie pas l’avenir. Il laisse réellement ouvert tous les cas de figure. C’est fin, c’est ténu, mais on le sent, on y croit, la victoire est possible. Méthode Coué ! Exultation !
De fait, cette fois-ci, le sort est conjuré. Le téléphone a sonné et nous avons gagné ! Pour conclure la conversation, j’ai dit : “En tous cas, merci !”
Comme quoi, dans les métiers de la communication les mots ont un sens et le sens des mots compte.