Les marques entre guerre et paix

LES POSTS DES BOSS
LES POSTS DES BOSS

Les marques envahissent tout. Elles sont omniprésentes. Dans la ville, dans les stades, et sur nos écrans (7 par foyer en moyenne). Nous les accueillons ou les subissons 24 heures sur 24. D’un clic nous les faisons apparaître ou disparaître… Enfants, on s’extasie, parents, on s’inquiète !

Comment rester libre et en paix avec soi-même et avec les autres dans un monde clos avec un désir infini* ? Un monde dans lequel le nombre de marques n’a jamais été aussi important. Il s’en crée plus de 8 000 par jour. La Chine étant en tête des pays déposants, devant les États-Unis et le Japon.

Véritable fait de société, les marques ont transformé les villes en territoires occupés. Les centres-villes  des capitales du monde clignotent et scintillent. C’est Noël toute l’année ! Time Square s’est imposé comme la norme internationale des villes à la page. Il n’est plus question d’architecture ou d’urbanisme. La ville est devenue un média, la vibration des images et des enseignes génèrant une tension permanente à laquelle il paraît impossible d’échapper.

On pourrait se réjouir de cette animation permanente à coup de publicité grand format, au nom de la diversité et de la surprise à découvrir, de ville en ville. Hélas, ce monde clinquant est atteint de « mêmeté » : mêmes publicités, mêmes duty free, mêmes vitrines, mêmes produits. On peut faire des milliers de kilomètres et n’être surpris de rien. Vuitton vient d’ouvrir à Oulan-Bator… C’est exactement comme à Paris !

Lorsque l’on remonte un peu le temps pour chercher à comprendre comment on en est arrivé là, il est frappant de constater le rôle essentiel qu’a pu jouer, au XXe siècle, la succession de périodes de guerre et de paix. Périodes de tensions et de détentes qui ont façonné notre environnement d’aujourd’hui.

Les marques de guerre
Il faut commencer par l’après-Première Guerre mondiale et l’influence considérable du Bauhaus dans l’Allemagne et l’Europe des années 20. Ce mouvement de designers d’exception, au sein duquel Le Corbusier n’était que stagiaire, a été pionnier dans sa capacité à penser et à structurer un cadre de cohérence pour les marques, allant de l’identité du produit jusqu’à l’architecture des bâtiments. La publicité, artisanat regroupant quelques graphistes et hurluberlus, commençait tout juste à poindre.

Lors de la Deuxième Guerre mondiale, ce sont les grandes marques allemandes qui seront la cheville ouvrière de l’effort de guerre imposé par le régime nazi à partir de 1933. Parmi elles, Siemens, compagnie d’appareillage électrique, les constructeurs automobiles Opel, BMW et Volkswagen, marque créée par Hitler en 1937 pour produire la « voiture du peuple ». Krupp enfin, dont les dirigeants feront l’objet d’un procès pour crime de guerre, et qui offrira en 1959 une indemnité aux travailleurs forcés employés par l’entreprise. Toutes ces marques ont dû avouer leur faute et se reconstruire.

En face, les marques anglaises et américaines n’ont pas été en reste. Elles ont, pour la plupart, émergé pendant l’immédiat après-guerre. La victoire et la paix changeront leur statut. Elles vont bénéficier du plan Marshall et de l’extraordinaire croissance économique qui en a résulté. Après les chars, les GI et les chewing-gums, ce sont des milliers de marques qui vont pénétrer en Europe sur les autoroutes de la consommation naissante. Parmi elles, Coca-Cola, avec une campagne « Buvez frais », qui accompagne l’arrivée du réfrigérateur dans tous les foyers.
La marque Levi’s débarque elle aussi en Europe grâce à l’exportation du surplus de stocks de ses jeans en provenance des États-Unis ; elle devient rapidement mythique. Portées et apportées par les vainqueurs, ces marques vont se retrouver en position idéale pour devenir mondiales.

Un défi les attend. Comment maquiller l’austère standardisation des produits issue de l’industrie de guerre en une économie de biens personnalisés et désirables ? C’est l’invention du marketing dans les années 50 qui permettra de faire passer pour différents des millions de produits semblables.

L’économie du marketing et de la communication est née de la guerre. Et d’immenses créatifs fuiront le nazisme pour revenir créer leur agence de publicité. Parmi eux, Bill Bernbach, l’un des fondateurs de la Doyle Dane Bernbach (DDB WorldWide), dont la campagne « Think Small » pour la Coccinelle de Volkswagen est considérée comme l’une des plus grandes campagnes du XXe siècle. Il faut citer dans ce cadre Jacques Douce et Marcel Bleustein-Blanchet qui parviendront dans une attitude gaullienne, à inviter Havas et Publicis dans le club très fermé des groupes de communication mondiaux.

La guerre des marques
La paix revenue, c’est cette fois une guerre des marques qui se déclare, avec des explosions en série : explosion de médias (presse, radio, TV), explosion de budgets, explosion d’annonceurs qui cherchent par tout moyen à toucher et fidéliser leur « cible ».
La balistique règne en maître dans une époque de « carpet bombing » publicitaire indifférencié. Le client n’a pas son mot à dire. La mécanique du marketing se met en place, orchestrant l’obsolescence des biens et l’accroissement du désir de consommer.
Signalons que ce mouvement laisse de côté une large partie du monde qui, après quatre cents ans d’esclavage en Afrique et la décolonisation, sera maintenu à l’écart de cette effervescence économique, commerciale et médiatique.

Les démocraties menacées ?
Depuis les années 2000, alors que le monde s’est ouvert pour de bon, nous sommes entrés dans une société dont on peut se demander si elle n’a pas donné les pleins pouvoirs au diable marchand. On peut le craindre lorsque l’on voit la puissance financière grandissante des entreprises mondiales face à des États endettés et des économies à bout de souffle.
La guerre des « datas » est déclenchée. Il s’agit pour les marques de récupérer le pouvoir sur le consommateur en collectant le maximum de données sur lui, pour mieux les revendre. Les milliers d’empreintes numériques que nous abandonnons chaque jour nous laisseront-elles demain en paix ? Pas sûr.

Les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) saturent l’espace médiatique par leurs résultats financiers, leur détournement fiscal, leurs innovations, leurs actions philanthropiques, leurs recherches dans les biotechnologies visant à « euthanasier la mort » (Google).

Certains scientifiques, dont le professeur Jacques Testart, ont tiré la sonnette d’alarme* en dénonçant les risques « d’élimination des moindres » et de guerres de la santé. C’est courageux de la part d’un biologiste qui a permis la naissance du premier bébé-éprouvette en 1982.
Il dénonce en fait un business model réservé à quelques-uns, rejetant les autres. L’histoire ne nous a-t-elle pas appris à nous méfier lorsqu’une poignée d’individus, dotés de moyens financiers considérables et transnationaux, prétendent faire le bien de l’humanité ? Hannah Arendt a prévenu : « Lorsque l’homme peut tout construire, il peut tout détruire ».

Cette Société des Marques* va devoir choisir son régime. Sera-t-elle totalitaire en tentant d’imposer sa loi par sa puissance économique ? Essaiera-t-elle de tout régir, y compris nos vies privées et notre intimité ? Aura-t-elle au contraire la sagesse de se limiter au champ de la transaction « achat-vente » qui organise les relations économiques depuis toujours ?

Une ère nouvelle et pacifiée ?
Les réponses à ces questions seront intimement liées à la mutation digitale que nous vivons. « Le réseau est dans tout et tout est dans le réseau », prophétise Stéphane Richard, le P.-D.G. d’Orange. De fait, le digital est autant une technologie qu’une culture gouvernée par le concept d’ouverture. Il dynamite les frontières mais ouvre à chacun des milliards d’espaces intimes. Nous sommes chaque jour soumis à l’injonction de l’ouverture. Be open, connect, share…
Le directeur des études d’Ipsos prédisait déjà en 2014 : « Les frontières de l’intime se troublent, les modèles économiques et culturels s’inversent, fiction et réalité fusionnent, le travail sort de son cadre, la vie quotidienne est sens dessus dessous ».
Le digital n’est effectivement plus une frontière qui oppose le réel au virtuel. Une part importante de notre vie – activité professionnelle, échanges économiques, éducation, élans affectifs – se passe sur le réseau.
« Souviens-toi, c’est ton attention qui détermine ta réalité », dit Maître Jedi à Anakin Skywalker au début de la Guerre des Étoiles. 

Un nouveau type de marques se développe : des marques issues de l’économie collaborative, du partage et de l’horizontalité. Elles nouent un nouveau type de relation avec les clients. Quelle n’a pas été ma surprise d’entendre ma belle-mère, quatre-vingts ans passés, m’annoncer fièrement que son conducteur « BlaBlaCar » l’avait très bien notée… Elle était en joie !

75 % des nouveaux consommateurs estiment que l’on consommerait mieux si on partageait plus. Et 46 % préfèrent partager des biens plutôt que de les posséder. Dans les motivations de la « sharing economy » se mélangent des considérations de pouvoir d’achat, de plaisir à entrer en relation et de responsabilité sociale et environnementale.

Tous les domaines de l’économie sont impactés : l’automobile avec BlaBlaCar et OuiCar, l’hospitalité avec Airbnb et CouchSurfing, l’immobilier avec Bureaux à Partager, le parking avec Parkadom ou Prendsmaplace, les vêtements avec Leboncoin ou eBay, l’alimentation avec Cookening ou VoulezVousDîner, etc.

Ces marques horizontales ont quelque chose d’informel, de « cool » et de « smart » qui correspond à la volonté du consommateur de ne plus tout attendre d’une autorité verticale. Elles seront demain une part importante de notre économie évaluée à 335 milliards de dollars en 2025.

Il fut un temps où l’entrepreneur était regardé en France comme une bête curieuse. Un être indocile irrécupérable. Ce n’est plus le cas, heureusement. Selon une étude de l’EDHEC, 1/3 des jeunes en prépa se voient créateurs d’entreprise, 2/3 souhaitent démarrer leur carrière à l’international et 1/4 se projettent dans une entreprise à taille humaine. On ose à peine y croire. Dans le pays dans lequel, il y a peu encore, une majorité de Français rêvait de devenir fonctionnaire, on observe un incroyable élan de création de nouvelles marques.

Tout parent sait désormais ce que « start-up » veut dire. Leurs jeunes (plus les garçons que les filles selon les études) trouvent que c’est trop « stylé » de créer sa boîte, et qu’ils ont un « pote » qui vient de lever des fonds et qui s’éclate. Il va donc falloir qu’ils se fassent à l’idée que leur bambin ne fera pas comme Papa ou Maman, qu’il ne bossera pas dans un bureau (ça, ils détestent) et qu’il ne recherchera pas une « place » dans un grand groupe dans lequel « c’est la guerre », comme ils disent…

Nous sommes au cœur d’une mutation profonde qui questionne nos valeurs et la valeur des êtres et des biens. Notre esprit doit être en éveil. Nous devons chercher à comprendre cette mutation pour aller au-delà des seules potentialités – aussi fascinantes soient-elles – de la technologie.

Dans ce cadre, la marque sera toujours l’œuvre d’entrepreneurs qui prennent le temps d’écouter une voix intérieure qui les pousse à se lancer contre vents et marées. La nouvelle marque est :
Pour celui qui l’a créée et qui, n’ayant aucune certitude de son succès, espère qu’elle va rencontrer un public.
Pour celui qui y travaille, qui espère qu’elle est construite pour durer et qu’il pourra s’y épanouir dans un cadre harmonieux.
Pour celui qui la finance et qui espère que le projet est viable, et qu’il aura un retour sur investissement.
Pour celui, enfin et surtout, qui l’achète et qui espère qu’elle répondra à son besoin, son rêve, et son désir.
Cette marque-là sera toujours un bel acte de confiance, d’espérance et de paix.

Article de Denis Gancel paru dans la revue La Boussole

1. « The New Consumer and The Sharing Economy », Havas Worldwide Prosumer Report, 2014.
2. « Consumer Intelligence Series: The Sharing Economy », Étude PwC, avril 2015.

Voir aussi