Timelapse : l’anesthésie générale

LES POSTS DES BOSS
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À la manie des listes présentées comme l’incontournable hameçon éditorial s’ajoute depuis quelques mois celle des timelapse présentant en accéléré le travail d’illustrateurs hyperréalistes. Les accroches sont toujours les mêmes et forcément superlatives “Vous n’en croirez pas vos yeux !”.
Les films sont construits selon un schéma identique, celui d’une page blanche sur laquelle une main habile s’applique à révéler peu à peu ce qui sera in fine comparable à une photo.
Le phénomène captive autant qu’il trouble.

La virtuosité des acteurs est incontestable. Elle s’exprime à toute allure sur une surface balayée par des gestes net et précis donnant volume, texture et lumière à une matière inerte. Qu’il s’agisse de dessin, d’aquarelle, ou de peinture, quel que soit l’outil, le réalisme fascine autant que les séquences successives d’élaboration. L’aboutissement de la réalisation a manifestement été intériorisée par l’auteur et chaque phase – sous-couche, couches, textures, lumières ajoutées – est parfaitement maitrisée. La main ne tremble jamais. Ce savoir-faire, soigneusement signé, nous hypnotise.
Cette médaille a ses revers.

Les sujets, d’abord. Ils semblent davantage guidés par la prouesse que par l’inspiration ou la nécessité. Un requin ou un canard côtoient une bouteille de Vodka. Peu importe dès lors que tout y est ; les reflets, la transparence, l’ombre portée confirment que l’œil du peintre n’a rien à envier à l’objectif HD d’un appareil photo. C’est une esthétique du trompe l’œil plus vraie que nature. Elle est à la représentation du réel ce que l’arôme artificiel de la banane est au parfum du fruit : encore plus réaliste. Plus appuyée, plus évidente, elle privilégie le “comme c’est bien fait” au “pourquoi c’est peint”. Résultat : c’est sans intérêt, c’est pompier, c’est moche.

L’hyperréalisme de Chuck Close, guidée par une nécessité absolue de peindre des portraits surdimensionnés pour soigner sa prosopagnosie a donné une œuvre intense. Elle constitue, comme celle de Duane Hanson et des hyperréalistes américains, un marqueur de l’art contemporain, entre le Pop Art et une figuration réinventée alors que l’abstraction ou l’art conceptuel régnaient en maitres. Plus récent, le travail étrange et dérangeant de Ron Mueck change le regard et questionne le réel. Hors échelle, il nous confronte à notre propre image.

Rien de tel dans ces timelapse, véritables séquences athlétiques gouvernées par une technique qui est, de fait, présentée comme une fin. Ce travail virtuose renvoie à l’excellence de l’artisan du XIXe siècle, répétant inlassablement les mêmes gestes, et non à l’approche rupturiste de plasticiens, désireux de liberté, d’exploration et d’invention.

Il n’y a pas de remord dans ces films parfaits, pas de repentir comme le montrait Clouzot filmant Picasso*, il y a plus de soixante ans. On y voyait le peintre faire d’une poule un poisson, du poisson un satyre joyeux et coloré. Appliquant la couleur comme il respirait, suivant son instinct et son imagination, Picasso était très loin du labeur appliqué et docile que des sites pourtant exigeants présentent comme le comble de la créativité.

Il faut peut-être donc chercher ailleurs comme si l’expression hystérisée de la contraction du temps – des images sont mécaniquement soustraites au réel pour en accélérer la cadence – se suffisait à elle-même.

Absentes, ces images manquantes que l’on tente de redessiner nous mystifient, comme les lapins pris dans les phares d’une voiture. Hypnotisés, ils assistent, immobiles, à leurs derniers instants comme nous devenons à notre insu spectateurs de séquences pleines de vide et souvent vides de sens. Happés par ces interstices vacants, ces trous noirs du signifiant, nous deviendrions ainsi les sujets consentants d’une interminable anesthésie générale. Le mystère de ces images est bien moins profond que celui de Picasso et pourtant, un tire-bouchon, un tube de dentifrice ou un raton-laveur, tous aussi lénifiants qu’une tour Eiffel en allumettes, viennent incidemment, au détour d’une vidéo de plus, remplir malgré nous une part de notre cerveau disponible.

Article de Gilles Deléris paru dans Étapes, n°233

* Le Mystère Picasso, Henri-Georges Clouzot, 1955

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