Le découplage des passions

LES POSTS DES BOSS
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Les agences relèvent un nouveau défi : faire face au découplage des passions. De quoi s’agit-il ? D’une réalité professionnelle asymétrique entre les deux familles qu’elles réunissent : les consultants et les créatifs.

Soumises au stress de leurs clients, à la morosité économique générale, les équipes conseil, chargées d’entretenir la relation commerciale et stratégique, sont directement exposées à une pression inédite. Alors qu’elles s’attachaient à construire un partenariat solide et durable, dans un cadre connu depuis des décennies, elles subissent les effets boomerang des grandes difficultés et des transformations profondes que vivent leurs interlocuteurs.

Les conséquences dans les agences sont multiples. L’urgence règne en maitre. Les délais de réflexion et de production sont réduits et les budgets tout autant. Mais il est néanmoins attendu un service sans faille et une disponibilité de tous les instants…
Jusqu’alors partenaires de confiance, elles deviennent trop souvent des fournisseurs en commodités dont on attend plus de docilité que de conseil. L’émulation cède la place à l’autoritarisme. Les tensions sont latentes. Entre le marteau du client et l’enclume de leur agence, la situation des consultants s’est durcie.

Il est ainsi devenu tellement âpre d’établir une relation sereine et positive que l’on finit par décourager les bonnes volontés. Ceux qui se lèvent le matin pour entretenir la flamme de l’empathie ont envie de rester couchés. À l’exaltation professionnelle initiale succède la douche froide de l’expérience vécue. Au fond, les consultants ne font plus le métier qu’ils avaient choisi. Ils imaginaient prendre part à la magnifique aventure des industries créatives… Hélas, beaucoup s’ennuient et se lassent d’avoir trop souvent à supporter un rapport de force déséquilibré. Il accapare tout leur temps et toute leur énergie et les contraint à jouer les utilités. Plus grave encore, l’épuisement psychologique et les burn-out se multiplient*.

Vu de ce côté du filtre, les agences auront, ces dernières années perdu beaucoup de leur attrait. Pour preuve, la raréfaction de recrutements de jeunes issus des meilleures écoles de commerce : ils préfèrent les filières plus porteuses, du luxe, de l’immobilier, de l’énergie. Ils se lancent dans l’entrepreneuriat ou rejoignent l’Eldorado des Start Up.

Dans la fabrique d’idées et de création, protégé de ce climat sibérien, les créatifs – ceux qui ont la chance d’avoir une place salariée – échappent en grande partie à ces intempéries. Occupés à produire des signes et du sens, ils sont moins exposés aux turpitudes des clients. Pendant que leurs collègues encaissent les coups, font tampon et, de fait les protègent, leur job reste le même. Ce pour quoi ils avaient suivi le chemin des arts appliqués demeure valable: dépasser la contrainte et en faire un projet, donner une forme à une idée ou à une fonction, produire le meilleur de la création, souvent avec passion. Les technologies disponibles leur donnent des ailes. Jamais ils n’ont accédé à autant de moyens pour inventer de nouveaux modes d’expression ou de nouveaux langages. Beaucoup s’enflamment dans l’atelier alors que la flamme vacille et risque de s’éteindre dans les bureaux de leurs collègues… Ce paradoxe crée un déséquilibre, de l’incompréhension et des frustrations de part et d’autre. Parce que la solidarité se craquelle, c’est l’ensemble du corps social qui est fragilisé.

Il faudra sans doute affronter durablement cette situation, prendre en compte la souffrance réelle et sensibiliser les clients comme les équipes internes. Il faudra resserrer les liens fertiles entre conseil et création, réinventer la relation clients-partenaires dans l’intérêt de tous, défendre et renforcer encore davantage l’apport stratégique auprès d’entreprises parfois désemparées tant les repères en communication ont changé.
Sans quoi ce découplage sonnera le glas des agences capables d’associer un conseil de haut niveau à un produit créatif exigeant.

Une tribune de Gilles Déléris, directeur de la création de l’agence W, parue dans Étapes, n°236.

Visuel tiré de la série « Boring Couples », de Martin Paar.

* « Burn-out en agences: mobilisons-nous », interview de Vincent Leclabart parue dans le magazine Stratégies.

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