L’angoisse de la page blanche

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Chers clients,

Je vous écris cette lettre car vous pouvez nous aider. Non, non, ne quittez pas ! Je ne vous parlerai pas d’argent. Prenez, s’il vous plait, un peu de votre temps pour la lire. Le temps, c’est tout le sujet… Celui dont on dispose, de plus en plus court, pour répondre aux questions que vous nous posez.

Quelle chance pourtant de travailler dans les industries créatives ! Nous sommes, vous et nous, engagés dans cette voie, enthousiastes à l’idée de proposer ensemble les réponses les plus inventives à des problématiques de communication.

Seulement voilà… La morosité économique, les transformations violentes des modèles économiques, la tension à laquelle vous êtes exposés ont des conséquences. Celles que l’on surmonte, car nous sommes solidaires et aux premières loges pour comprendre les enjeux complexes que vous affrontez. Celles qui nous inquiètent, car nous sommes démunis. C’est à ce propos que je prends la souris et vous vole quelques minutes. Je veux vous dire et vous décrire l’inquiétude réelle qui s’empare des équipes et plus encore des équipes créatives lorsque leur est soumis un brief sans délai pour y répondre.

Imaginez une page blanche comme son angoisse éponyme… La peur terrible de ne pas y arriver… Un sentiment de culpabilité qui se diffuse comme de l’encre imbibe un buvard. Sauf que la tache est blanche. Sauf que la tâche reste entière. Si seulement j’avais un peu plus de temps… L’angoisse s’installe. Ceux qui y ont été confronté savent qu’elle provoque selon le tempérament des réactions diverses.

D’abord une panique qui paralyse. La culpabilité précède l’abattement. Ne pas avoir d’idée est une blessure narcissique violente quand le métier consiste à en fourmiller. L’estime de soi est au plus bas. Le doute vous envahit. Un fétu de paille traverse le désert de votre cerveau. Le silence est assourdissant. Il vous obsède. Il vous tient éveillé, mais le stress le rend encore plus insondable. Chaque seconde qui passe vous épuise en même temps qu’elle vous rapproche du rendu final. Après la culpabilité, le désarroi ou la honte vous tétanisent. Je n’y arriverai jamais…

Puis l’adrénaline qui électrise. Je m’enflamme et fonce à toute allure. Les neurones s’agitent comme une poule sans tête se heurte aux limites du poulailler. Ils courent, ils s’ébrouent, ils se percutent, mais rien ne sort de cette cavalcade désordonnée. La ligne droite se transforme en labyrinthe et la question posée, en Minotaure. Il profitera de votre gesticulation intérieure pour mieux vous dévorer.

Bouffées de chaleur, palpitations, transpiration, sueurs glacées, irritabilité. Dans un cas comme dans l’autre, dans un sens ou dans l’autre, les symptômes sont les mêmes. Je suis perdu, je m’effondre puis je hurle, je désigne des coupables, la vacuité du brief, l’inconséquence de mes collègues qui ont accepté un tel timing. Du bruit, de la fureur… Les murs tremblent, les portes claquent. De l’abandon ou de l’agitation, mais toujours pas de solution.

Il faut du temps. Il n’y en a pas. La vitesse est un marqueur de l’époque. L’instantané s’est érigé en norme, en pré requis du service et de la modernité. Le numérique a aboli l’attente. Nous avons externalisé nos fonctions mémoire aux ordinateurs, à Amazon ou à Google. Temps de requête moyen : une demi-seconde”. Nous sommes entrés dans l’ère du claquement de doigt. Je clic donc j’obtiens.

Cet âge de l’accès transforme tout. Mais sur le terrain de l’imagination, de l’invention et des idées, rien n’a changé. Notre mécanique mentale, qui fonctionne pourtant à la vitesse neuronale, poursuit ses explorations multiples. Réfléchir, c’est capter la lumière et la restituer. C’est tester, comparer, hésiter, revenir sur ses pas, se perdre, tout jeter, recommencer…

Il faut une pause. En musique, on appelle ça un silence. Sans silence, la musique tourne au vacarme. Pour les idées, c’est un peu pareil. Il faut qu’un ange passe, tranquille pour laisser reposer l’âme. Dans la cuisine créative, il faut que les heures filent pour que la pâte lève.
Les idées, vous le savez, ne naissent pas sur commande. L’imagination est un muscle qu’il faut entrainer et qui donne le meilleur après de longues séances d’échauffement.

Il faut du temps. C’est le cadeau le plus précieux à offrir à tous ceux qui font des idées leur métier. La dictature de l’urgence conduit à des solutions toutes faites. Le temps, c’est de l’or pour emprunter les chemins de traverses qui nous mènent là où personne ne songeait arriver. Juste un peu plus de temps. Non pas l’éternité. Elle engourdit l’énergie et l’élan vital. L’enthousiasme s’enlise dans le confort de la vie devant soi. Mais il n’y a rien à gagner à gouverner dans l’urgence.

Chers clients, les agences à qui vous accordez votre confiance sont bourrées de talents qui ne demandent qu’à donner le meilleur. S’ils pleurent, ce n’est pas parce qu’ils doivent y passer leurs nuits et leurs weekends, c’est parce qu’ils redoutent par dessus tout de ne pas trouver l’idée magique, de vous décevoir, faute de temps. Le temps, c’est leur carburant. Il leur en faut davantage pour aller plus loin avec vous. Donnez-leur en un peu plus, ils vous le rendront au centuple. Faites leur confiance, ils n’en abuseront pas. Ils le rempliront d’idées neuves et ambitieuses, de propositions jubilatoires, de réponses étourdissantes, de celles qui vous permettront de reprendre le quart d’heure d’avance, ces quelques minutes précieuses qui ont toujours fait le succès des grandes marques, le succès de vos entreprises.

Une tribune de Gilles Déléris, directeur de la création de l’agence W, parue dans Stratégies, n°1897-1898.

Visuel : Le Chat, Philippe Geluck.

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