Bauhaus, une éthique moderne de la modernité
L’exposition l’esprit du Bauhaus au musée des Arts Décoratifs a rencontré un grand succès. À cent ans de distance, les circonstances technologiques et politiques présentent pourtant des similitudes avec celles d’aujourd’hui. Elles donnent une clé de lecture de l’engouement du public. L’état d’esprit et les solutions apportées par la pédagogie de l’époque trouvent une réelle résonnance dans notre actualité. C’est sans doute cela qui a captivé les visiteurs.
Croisant les influences multiples des Arts&Craft venus de Grande-Bretagne, du Deutscher Werkbund, rassemblant architectes, plasticiens et industriels, le Bauhaus ouvre au début du XXe siècle une voie inédite. En quatorze ans, entre 1919 et 1933, nos environnements sont pensés de la cuillère à la ville* par une communauté de maîtres et d’élèves dont l’audace ne cesse d’émerveiller.
On y voit en marche la réflexion collective de quelques visionnaires. Ils veulent prendre part et agir sur une révolution industrielle qui avance à la vitesse des machines.
Ils mesurent très vite les conséquences néfastes d’un progrès guidés par la productivité, la série et l’excès. Ils pensent l’amélioration des conditions de travail, ils inventent bien avant l’heure la Responsabilité Sociétale des Entreprises. Il faudra un siècle pour que cette dimension trouve sa place dans les écoles de management…
Il est question du destin de l’homme dans cette aventure du début du XXe siècle. Il s’agit selon Walter Gropius de proposer des solutions adéquates aux conditions de vie.
On y voit des figures immenses de l’avant-garde penser la modernité et dialoguer avec les entrepreneurs de l’époque. Les industries créatives sont nées ici, autour d’une volonté de ne pas confier le progrès aux seuls ingénieurs et aux seuls commerçants.
On y voit au fond la naissance de la pop culture dans laquelle nous vivons aujourd’hui.
Le Bauhaus a dessiné notre monde et l’exposition rend justice à la portée et à la diversité de son enseignement. On ne peut imaginer à quoi il ressemblerait si cette concentration unique de talent n’avait existé.
C’est en cela que cette exposition est émouvante.
À l’heure de la transformation numérique, c’est en cela qu’elle est opportune.
Les dernières décennies le prouvent. Cent ans après la révolution d’octobre, les nouvelles révolutions ne sont plus politiques, elles sont technologiques et sociétales. Les designers, modestes héritiers des professeurs de l’école, ont le devoir et la légitimité d’y tenir une place de premier plan.
S’ils sont aussi divers dans leurs savoir-faire que l’étaient les ateliers du Bauhaus, ils partagent collectivement des processus ou une façon de penser qui peuvent être appliqués à n’importe quelle échelle. Ils s’attachent à comprendre ou à anticiper nos besoins à la fois pratiques et émotionnels. Ils sont en capacité de changer le monde – disons de le rendre préférable – avec en tête une musique commune.
Ils sont économes dans les moyens qu’ils mettent en œuvre. Ils tentent, chaque fois que cela est possible, de faire mieux avec moins. Ils mesurent l’impact de leurs interventions et sont les premiers défenseurs d’une écologie des signes. Ils combattent la complexité. Ils dessinent un environnement inclusif, facilitateur. Ils nous apaisent là où tout s’hystérise. Ils agrègent les compétences, les talents, les ingénieurs, les marketeurs, les makers, les producteurs autour de projets communs. Ils décloisonnent, rassemblent et tissent ainsi des liens sociaux. Ils sont agiles, ils sont innovants, ils ont la tête dans les étoiles mais donnent une forme à nos rêves.
Les designers ont cette chance d’exercer avec légèreté un métier, des métiers, dont les contours évoluent au rythme de la science, des techniques et des mouvements sociétaux. Ils sont témoins et acteurs de ces mutations. Ils sont impérativement actuels tournés vers demain, comme l’ont été leurs pairs, il y a un siècle. Il y a dans cette éthique de la modernité, dans ce regard attentif et bienveillant sur notre futur de quoi espérer.
* Selon l’expression d’Ernesto Nathan Rogers
Une chronique de Gilles Deléris, directeur de la création de l’agence W, publiée dans Étapes.