Nouveaux espaces de travail : la révolution au milieu du guet
En entreprise, seuls 11% des collaborateurs sont engagés et se lèvent le matin avec le sourire. 60% ne quitteraient pas leur lit s’il ne s’agissait pas de gagner de l’argent. Ceux qui restent sont activement désengagés, souffrent de leur situation, le font savoir et dégradent les processus de travail*. Les raisons sont multiples. Certaines sont exogènes, d’autres relèvent de logiques installées dans les têtes et dans les faits. Elles rendent les remèdes d’autant plus complexes.
Alors quoi ? On subit ? Non ! Face à ces difficultés, les entreprises engagent peu à peu une remise à plat des conditions de vie de leurs salariés. Parmi les plus radicales, de nombreuses expériences d’entreprises libérées critiquent le système hiérarchique pyramidal et donnent des résultats. Mais ces transformations sont complexes à mettre en place. Elles supposent la volonté réelle au plus haut niveau managérial de culbuter des siècles de verticalité. Face Nord.
Alors, en attendant, le management emprunte des sentiers moins escarpés et se concentre sur une vision renouvelée des espaces tertiaires. Les open space, conçus comme des chaines taylorisées de production, ont été, un temps présentés comme le comble de la modernité et de l’efficacité. Depuis, les très riches Startup de la Silicon Valley ont rebattu les cartes en offrant à leurs employés convoités des conditions de services et de confort inédits.
Leurs exemples inspirent ceux qui ont la charge d’accompagner les réorganisations internes. Il s’en suit une pensée unique, ou du moins calibrée, de l’aménagement de bureau tel qu’il DOIT être désormais.
Le concept de Flex Office s’impose comme LA solution au bonheur de l’employé du XXIe siècle. Tout est mis en œuvre pour créer des conditions physiques optimum et pour lui proposer un savoir-être aussi cool qu’efficace. Les espaces sont pensés en termes d’objectifs dans un décor qui veut faire oublier le cadre du business. On s’y sent comme chez soi. On fait appel aux technologies facilitatrices des échanges, des réservations de salle, de géolocalisation. Les applications dédiées prennent le relais. Elles estompent encore davantage la frontière entre sphère professionnelle et sphère privée. Grâce à elles, on bosse, on mange, on fait du sport, on y passe littéralement sa vie. Elles s’imposent sans cesse de telle sorte que le lieu physique devient inopérant sans leur usage permanent. Cette liberté démonstrative poursuit le but de maintenir dans les murs celles et ceux qui seraient tentés de rentrer trop vite chez eux. Implicitement, on a réinventé la pointeuse. Plus ambigüe encore, cette idée du bonheur professionnel met en scène la négation – ou l’abolition – du salariat. Tout se passe comme si la subordination à son employeur n’existait plus alors que demeurent inchangés les schémas managériaux initiaux.
Face à ces contradictions, on voit apparaître le stress des managers qui perdent le contrôle optique et physique de leur équipe disséminée ça et là. Les collaborateurs se plaignent d’un Big Brother numérique qui les suit pas à pas. Du coup, on en appelle au droit à la déconnexion : poison-contrepoison-poison… pour un bonheur monitoré et une nouvelle norme sociale qui s’imposent à tous.
La révolution des organisations ne peut se satisfaire d’une transformation numérique et spatiale. La redéfinition positive du rapport à son job ne se résout pas dans une pâle copie des Google Plex. Elle génère depuis 5 ans des clones architecturaux, aux dépends de la singularité, de l’histoire, de la culture de chaque entreprise.
Ces solutions présentent naturellement plein d’atouts, mais elles font l’économie d’un corps social complexe qui continue dans bien des domaines à exercer son métier selon des canons opérants. Mais elles font surtout l’impasse sur l’examen critique des rapports entre collègues comme ils ont été pensés par les révolutions industrielles, avec leurs cascades de chefs, de contremaîtres et de positions subalternes déresponsabilisées. Tout change, mais derrière le miroir, rien ne change. Cette illusion de liberté dans l’espace, dans les horaires, dans le temps partagé confrontée à l’immobilisme managérial envoie des signaux paradoxaux.
L’enjeu consiste bien à corréler management et fonctionnement physique des lieux de travail. Cette mutation est lente. Elle ne s’impose pas du jour au lendemain, mais la qualité des espaces, du confort et de la qualité de vie, comme incarnation de cette transformation, seront alors de formidables alliés.
Un article de Gilles Deléris, directeur de la création de l’agence W, paru dans Stratégies n°1911 du 22 juin 2017.
* Le bonheur au travail, documentaire de Martin Meissonnier / Les Zeditions / 2017