Poisons-contre-poisons-poisons…
On ne s’ennuie pas. La révolution technologique bat son plein et chaque jour qui passe efface d’un revers de main le hype de la veille. Elle chamboule tout et fait vaciller, les unes après les autres, des certitudes que l’on pensait inébranlables. Elle génère de nouveaux langages, de nouveaux usages, de nouveaux services, de nouveaux comportements, des poisons qui surgissent à la vitesse des innovations et des contre-poisons qui à leur tour, injectent leurs lots de transformations, de nouveaux langages, de nouveaux usages, de nouveaux services, de nouveaux comportements, de nouveaux poisons… Etc, Etc. Nous parcourons comme des hamsters en cage un anneau de Moebius dans lequel le rapport à l’image en mouvement, à sa consommation et à sa production se voient profondément modifiés.
Quelques exemples :
Les frères Lumière n’en reviendraient pas. Il y a 150 ans, ils définirent un principe qui s’imposait comme un axiome : Les films seraient horizontaux pour s’étendre, à la faveur du public conquis, jusqu’au cinémascope. Ces inventeurs à la vue sans doute trop courte n’avaient pas vu venir les mobiles, ni pris en compte la qualité préhistorique de l’homme, doué d’une main préhensible et du pouce opposé qui permettent comme ultime habileté le scroll de nos fils d’actualité.
Cette agilité hypertrophiée chez les millennials questionne aujourd’hui le format 16/9e des vidéos. L’orientation de l’écran des smartphones dans notre main, Instagram et Snapchat, favorisent les formats carrés ou verticaux. Il faut donc désormais penser l’impensable : renverser les formats pour les inscrire au mieux dans l’ergonomie dominante. Verrons-nous dans quelques siècles, comme les soles qui ont lentement muté, nos yeux se verticaliser, dans l’axe du nez, pour s’adapter à la consultation des écrans ? Non. Nous aurons sans doute insérés derrière nos rétines, des implants neuronaux qui nous permettront de disposer d’informations visuelles sans écrans ou de visionner une fiction à 360°, juste en fermant les yeux. Bienvenue à Gattaca.
Pendant ce temps, un autre mal ronge la publicité sur mobile. Il a un nom, l’AD Fatigue. C’est une sorte d’épuisement rétinien que provoque l’apparition récurrente de messages publicitaires, dans des formats carrés, optimisés pour la lecture, mais aggravant de fait la lassitude de leur consultation… Une histoire de fou… On soulage une douleur (c’est illisible) qui en provoque une autre (on ne voit plus que cela)… Comme l’intelligence humaine est pleine de ressource, elle trouve la solution. Il suffit de varier les montages pour donner à voir autant de versions différentes et garder ainsi l’attention du lecteur. Seulement voilà, il faut produire un grand nombre de versions différentes, ce qui est à la fois coûteux et fastidieux. À nouveau, l’imagination est sans limite. Crowdsourçons (infâme barbarisme) cette étape auprès de centaines de graphistes dans le monde, prêts à tenter le coup quitte à travailler pour des prunes si leur proposition n’est pas retenue.
Je me résume :
Poison : Le format 16/9e ne fonctionne pas sur mobile
Contre poison : Adoptons le format carré
Poison : On ne voit que ça et ça nous fatigue
Contre poison : Varions les plaisirs et produisons plusieurs versions
Poison : Ça coûte cher à produire
Contre Poison : Vive le crowdsourcing
Poison : Ce qui est gratuit n’a pas de valeur, la création ne vaut décidément rien, confions là aux plateformes des Gafa, elles se paieront sur l’espace.
Antidote : Aux studios, aux agences d’investir massivement sur la créativité, sur la rupture des codes et les images toutes faites, sur l’éthique et la légitimité des récits qu’elles proposent à leurs clients. En attendant, claquant des dents, que l’intelligence artificielle et un petit génie de la Silicon Valley ubérisent le talent 😉
Une tribune de Gilles Deléris, directeur de la création de l’agence W, parue dans la revue Étapes n°238.