De quoi la boite à casser est-elle le nom ?

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Le goût du sang…
C’est un sentiment coupable. Il traverse l’esprit, aussi soudain qu’un coup de fusil. Il se déclenche sans crier gare au détour d’une réunion. Pourtant, tout allait bien jusque-là. Les propos étaient civils. Le brief ronronnait tranquillement. Autour de la table, personne n’était dupe. Les informations étaient maigres, le temps avait manqué aux consultants pour le nourrir et lui donner du corps. J’aurais dû me méfier. “Brief de sensibilisation”. C’était écrit dans l’invitation.
Bon. Ce genre de réunion, on sait pourquoi on y va. On écoute d’une oreille. On discute à bâton rompu. On se prépare à travailler pour de vrai, mais on s’y mettra plus tard. Lorsque les choses se seront décantées. Lorsque chacun aura travaillé à écrire quelque chose de solide. On est détendu, disponible, souvent enthousiaste à l’idée de traiter plus tard un sujet passionnant. Le brief de sensibilisation, c’est un before, un avant-goût sans enjeu et sans pression. Pour que les idées cheminent tranquillement jusqu’au jour où le brief, le vrai, l’officiel donnera le départ du travail créatif.
Donc, tout allait bien. Les neurones hésitaient entre rêverie et torpeur. Mais ça, c’était avant le drame…
“Ce qu’on attend de vous, c’est une boite à casser”.
Cela faisait maintenant quelques mois que j’entendais ce barbarisme conclure les réunions. Nouveau mantra prêt-à-penser, la boite à casser s’invitait comme une solution d’évidence, comme LA méthode pour faire avancer un projet. Il m’avait fallu un peu de temps pour comprendre ce tour de passe-passe méthodologique.

Définition : Une boite à casser, dans le jargon consultant, est une méthode de travail destinée à ouvrir les chakras. Peu importe ce qu’il restera de contributions hasardées dès lors qu’elles auront catalysé une réaction ou initié un projet dont les contours ne sont pas encore définis.
Au fond, la boite à casser, c’est le “Et si…” de la disruption du XXe siècle, une démarche exploratoire de planning stratégique.
Transposé à la création, il s’agit de tirer au tromblon sans bien savoir où est la foutue cible… En arrosant large on espère finir par coller un plomb dedans. Cela revient à produire des solutions au petit bonheur la chance pour que, sur les mots et les images proposées, chacun puisse dire à quel point l’agence s’est trompée…
La matière créative est envisagée comme un réactif puissant, apte à compenser les insuffisances préalables. Mais alors qu’une idée en l’air se formule dans l’instant, la mécanique créative n’est ni pur hasard, ni une pure spéculation. Elle demande du temps d’élaboration et de mise en œuvre. Pour être lisible, une idée ne suffit pas. Elle doit trouver son expression et des prémices d’exécution. Ceux qui s’y attellent y croient. Leurs intuitions se transforment peu à peu en convictions, leurs petits dessins en grands desseins.
Construit sur du vent, il y a fort à parier que ce réactif sera un puissant vomitif. Mort née, cette création pour de rire illustre assez bien combien on mesure mal l’investissement, le temps, l’engagement de celles et ceux qui ont à construire ces boites. Ceux qui passent commande de ces projets voués au martyr ne sont du reste jamais ceux qui les fabriquent ou qui se sacrifient.
On ne se tire pas les cartes entre gitans : la boite à casser est une astuce commode pour passer la patate chaude d’un dossier qui peine à débuter : “À vous les gars, nous, on n’y arrive pas…”.
Plus grave, la boite à casser est le chemin le plus court vers la déconsidération de l’acte créatif. Il sera, lors des prochaines étapes, traité avec la même désinvolture.
Cette énergie mal dépensée remise la création sur l’étagère des ustensiles disponibles pour illustrer une absence. De contenus, de parti-pris, de conviction. Ce déséquilibre qui découple la stratégie de la création lui fait perdre son sel, son charme et sa valeur. Elle l’instrumentalise. Pire encore, elle la cantonne à l’anecdote, la vampirise en la vidant de son sens.
Bref ! De quoi donner le goût du sang 😉

Une tribune de Gilles Deléris, directeur de la création de l’agence W, parue dans le magazine Étapes.

Crédits image : Jean Luc Vilmouth, Dans le Mur, Lille, Tri Postal, Lille 3000 ©

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