Au beurre noir
Exercer le regard. Chacun voit midi à sa porte, chacun regarde à sa façon. D’un œil distrait ou affuté. Si les plus attentifs ont l’œil américain, d’autres, hélas, n’y voient que du feu.
Il est naturel d’apprendre à parler, à lire et à écrire. Mais regarder comme entendre est donné comme un cadeau. Ceux qui consacrent leur vie à la musique ou à l’image le savent.
Il leur a fallu des années d’apprentissage pour apprécier, à la vitesse du son ce qui sonne faux ou à la vitesse de la lumière, l’erreur qui saute aux yeux. De fait, cette qualité ne va pas de soi. Les graphistes en font souvent l’expérience. Les images ont pour elles la force de l’évidence mais les clients sont formés autrement. Les facultés qu’ils ont développées sont ailleurs. Ils ont du talent, mais n’ont pas activé avec la même acuité les ressources nécessaires pour jauger, juger, apprécier, aimer… Là où pour les uns la signification s’impose, des yeux moins experts peinent à décoder, dans l’assemblage savant de signes, de typographies et d’images, les intentions qui leurs sont proposées.
Nous présentions dernièrement, un travail d’identité visuelle. Une entreprise, qui restera anonyme, opérait dans les Alpes et dans les sports d’hiver. Elle souhaitait revoir son identité visuelle. Le travail avait été mené avec cœur et talent par l’un des tous meilleurs créatifs de l’agence. Parmi ses explorations, l’une d’entre-elles, mettait l’accent sur une vision contemplative de la nature, et répondait ainsi aux attentes stratégiques de la marque.
L’idée était simple, graphiquement très pure et très bien réalisée. La chaine des Alpes, épurée, se reflétait dans l’iris d’un œil. Le signe, en deux couleurs, avait la puissance d’un emblème, comme ceux floqués sur les Canada Goose. La typographie romane et bas de casse soulignait simplement le symbole. Nous aimions bien cette mise en abîme, cette image dans l’image, très lisible et assez poétique. Elle inversait la logique habituelle. L’œil du regardeur prenait le dessus sur ce qui était à regarder. Nous n’étions ni littéraux, ni trop sophistiqués pour ne pas perdre le public large de l’offre. Les codes couleurs, puisés dans l’historique identitaire, avaient légèrement évolué. Plus frais, plus joyeux, plus en phase avec l’air du temps, ils gardaient le lien précieux des origines en le mettant à jour. Rapporté à la concurrence, qui sur-représentait la montagne et oubliait le visiteur, le signe se détachait et affichait une réelle originalité.
Très vite, le choix du client, convaincu par tous ces arguments, s’orienta dans cette direction. Les jours précédents, privilégiant cette voie, nous avions fait un important travail de territoire visuel, de déclinaisons multiples qui, elles aussi, suscitaient l’adhésion. Il y a des réunions comme cela où toutes les planètes s’alignent. Le ciel était dégagé, l’œil de notre client pétillait, il validait tout, sauf quelques petits points de détail qu’il voulait mentionner en guise de conclusion, déjà debout, manteau sur l’avant-bras, avant de nous quitter rapidement pour attraper son avion.
« Je vous félicite pour votre travail. C’est un magnifique boulot. Je valide cet axe… »
C’est à ce moment-là que nous avons baissé la garde…
« …mais sans l’œil ».
Il nous salua poliment et quitta la salle en coup de vent.
Une mouche volait. Nous nous étions levés pour anticiper son départ. Nous restions plantés, interdits, K.O., tentant d’envisager ce qui restait de l’idée énucléée. La dircom plongeait son regard dans ses pompes. Funèbre ambiance.
La suite est classique. Dans l’art, ce sont les spectateurs qui font l’œuvre, dans nos métiers, ce sont les clients qui la payent…
Cette belle idée n’a jamais vu le jour.
Il n’est, pour voir, que l’œil du Maître moralise Lafontaine qui, de ce point de vue, se fourre le doigt dans l’œil.
Et si les Business School prêtaient l’oreille à ces questions ?
Et si nos futurs clients exerçaient leur regard autant que leurs méninges ? Les arts graphiques en France auraient tout à y gagner.
Une chronique de Gilles Deléris, directeur de la création de l’agence W, parue dans le magazine Étapes.