Danse avec les marques
Une jeune femme lumineuse charrie poliment son ennui lors d’un discours interminable. Elle s’excuse et quitte le faste empesé de la réception. Une fois sortie, alors que résonne encore dans les couloirs la prose lénifiante de l’orateur, elle fait quelques pas. Puis, au son d’une musique de Sam Spiegel & Ape Drums, elle grimace et se contorsionne. Prise dans une sorte de danse de Saint Guy, elle arpente le foyer, le corps disloqué par les convulsions rythmiques et musicales. Elle explose tout sur son passage, et traverse un mur de fleurs puis enfin s’apaise. Cette chorégraphie ébouriffante interprétée par l’actrice Margaret Qualley signe le film publicitaire du parfum Kenzo World.
Pour Twilly, d’Hermès, la scène se déplace dans une rue parisienne. Cette fois, de jolies jeunes femmes entreprennent un ballet dégingandé comme autant de Valentine désossées, mi cabaret fréquenté par Toulouse Lautrec, mi Palais de Tokyo. Chanel ou Louis Vuitton, à leur façon, s’approprient les mêmes codes avec plus ou moins de transgression. De la culture classique à celle du Hip-Hop, la mode et le luxe entrent ainsi dans la danse, un art et une discipline qui semblent ces temps-ci devenus le nouvel horizon de leur discours.
Il y aurait sans doute beaucoup à apprendre de ces pas de deux.
La danse, le ballet ont eu de multiples occasions de frayer avec la publicité. Dim, sans doute a ouvert le bal. Étienne Chatilliez, bien avant qu’il devienne le réalisateur que l’on connaît, s’est amusé avec talent dans les saga Éram à s’approprier le registre de la comédie musicale. Ce fut également le cas avec Jean-Paul Goude et les films qu’il réalisa pour la Poste. Le Club Med nous a offert un remake lyrique et en tutu d’un Darladirladada drolissime quand la Maaf nous impose depuis des années ses trente secondes kitchissimes. Mais dans tous ces cas-là, la parodie tient lieu d’argument. Les situations outrées flirtent avec l’humour, comme ressort publicitaire éprouvé. La danse est un prétexte à une comédie, parfois hélas à une pantalonnade. Bref, on sourit, on s’en souvient, on tisse un lien de connivence qui, un jour sans doute, suscitera la préférence.
La nouveauté se tient ailleurs. La danse s’impose comme le langage de référence du moment, non pas comme détournement, mais comme une citation respectueuse du talent et de l’art du chorégraphe, comme une caution qui déplace le discours publicitaire sur le terrain culturel.
La campagne Air France, qui reprenait il y a quelques années l’exact mouvement du baiser d’Angelin Preljocaj, en est un exemple éloquent. Le respect de l’œuvre est total, la musique de Mozart est la même, seuls le décor – un miroir qui réfléchit le ciel – et les danseurs font un écart avec l’original.
Aujourd’hui, en choisissant délibérément des registres rupturistes et contemporains, en exposant le physique puissant des interprètes, en laissant au corps une expressivité dé-corsetée plus singulière que la lisseur parfaite des mannequins, la mode et le luxe placent dans la lumière les marges créatives. Les marques confirment leur audace et leur dimension transgressive. Dans le même temps, elles évitent les écueils d’une provocation trop violente. Les corps à corps troublants des danseurs sont plus convenables aujourd’hui que le porno chic qu’elles avaient largement inspiré. Ces petits pas chassés nous offrent de quoi assouvir nos pulsions d’une manière politiquement correcte.
Si la mode et le luxe s’emparent de ce registre, c’est qu’il coïncide avec les choix électifs des publics auxquels ils s’adressent. Ils affirment des codes sociaux que les spectateurs “éclairés” seront capables de décrypter. C’est une façon d’entrouvrir la porte d’un Club réservé. Mais la danse s’impose alors comme un outil de distinction et de segmentation plus ouvert que les mondes à part – châteaux, voitures de luxe, destinations inouïes – où s’invite habituellement l’imaginaire du secteur.
Mieux, en faisant l’économie d’un scénario et de dialogues, les marques parlent un langage universel, partout “lisible”. Elles proposent un récit sensuel qui donne de la profondeur à la superficialité et légitimise le désir qu’elles suscitent.
Dans ces séquences expressionnistes, elles laissent cheminer l’imagination de chacun d’entre nous. Il nous revient d’en interpréter le sens, d’y associer nos propres fantasmes. Alors, comme dans l’art, ce sont les regardeurs qui font ici ces publicités.
Une chronique de Gilles Deléris, directeur de la création de l’agence W, parue dans le magazine Étapes n°242.