Crever la bulle de filtrage
Nous graphistes, DA, CR, designers, nous curieux de tous poils, vivons une époque formidable. Jamais nous n’avons disposé d’une telle fenêtre d’accès à la connaissance. Jamais les sources d’inspirations n’ont été aussi nombreuses, aussi foisonnantes. Quelle aubaine pour celles et ceux qui sont exigeants avec eux-mêmes ! Pour celles et ceux qui cherchent, qui inventent, qui détestent se répéter ! Là, sous nos yeux captivés, d’un seul clic, nous parcourons une collection infinie d’images, d’expérimentations, d’innovations consultables à loisir.
Seulement, nous voilà pris au piège. Comme des insectes dans une toile, nous sommes englués dans celle d’internet et des réseaux sociaux. L’araignée nous dévore le cerveau. Son analgésique est puissant. Face à nos écrans, nous sommes les victimes consentantes et bienheureuses d’une illusion, celle d’un monde ouvert, d’une Alexandrie des temps modernes où tout nous serait offert.
Pourtant, l’accès sans limite à ces sources inépuisables d’informations visuelles, sonores, plastiques – aussi jubilatoires soient-elles – rendent l’impératif d’originalité de plus en plus difficile à tenir.
Il se passe pour ce terreau fertile ce qui s’est passé pour la littérature. Alors que l’on imaginait qu’Internet favoriserait l’émergence des auteurs rares et confidentiels, ce sont les superproductions littéraires qui voient leurs ventes et leur diffusion s’accélérer.
La puissance de séduction des réseaux sociaux, leur inscription dans nos schémas mentaux, l’intrication entre nos outils de production d’images et ceux de diffusion de contenus favorisent une logique de répétition.
Pinterest, Instagram, Fubiz, DesignBoom… Et tant d’autres font partie de nos favoris. Les créatifs n’échappent pas à une bulle mondiale de filtrage. De tableaux en tableaux, de post en post, nous déambulons sur la place d’un village que fréquente assidûment notre communauté. Les mêmes références s’y partagent et s’imposent comme les blockbusters du benchmark, se retrouvent dans tous les moodboards et déclenchent un mécanisme de reproduction. Trop souvent gouvernés par l’urgence, parfois aussi par la facilité, aveuglés par tant de lumières, il est bien difficile d’y échapper. Gavés, hypnotisés, nous piochons ça et là des solutions mille fois vues par d’autres qui auront aussi cette tentation de les servir à leur tour. Les studios, les free lance, les agences produisent ainsi des mèmes en pagaille. Même ton, mêmes signes, mêmes images, mêmes tics typographiques, qui tourneront en boucle jusqu’à ce qu’un clou chasse l’autre…
Cet appétit insatiable, cadenassé par les algorithmes prédictifs, nous donne à voir ce que nous connaissons déjà. À contempler sans cesse nos semblables, à nous repaître des mêmes plats, à nous satisfaire de solutions éprouvées, validées par d’autres, nous prenons le risque d’abandonner les chemins de traverse, les collisions heureuses et les miracles du hasard. Les rebonds, les remords, la ligne brisée sont laissés pour compte au profit de la ligne droite et des grands boulevards. Mais nous sommes rassurés. Nos réalisations sont “déjà vues et déjà approuvées” par nos pairs…
Convaincus d’innover alors que nous nous clonons entre nous, nous assimilons cette boulimie à de la curiosité. Or, celle-ci prend tout son sens dans une altérité et un émerveillement qui libèrent l’imagination et provoquent des réponses inattendues.
C’est ce que révèle l’alibi échafaudé par Kevin Spacey, alias Kaiser Sauze, la figure du mal d’Usual Suspects. Il le construit de toute pièce dans le fouillis du pêle-mêle accroché derrière l’inspecteur qui l’interroge. Poussé dans ses retranchements, l’histoire qu’il invente, en bondissant d’un hasard à l’autre, nous piège et nous désarçonne. Les indices minuscules sur lesquels il bâtit sa fable donne toute la mesure de ce qu’une matière sans qualité, reliée, réinterprétée, peut-être la substance d’une grande inventivité.
Gardons nos synapses en hyper activité. Elles s’ouvrent dans nos têtes et se tissent autour de quelques connexions improbables, alors que la pensée chemine et percute de plein fouet le mur peint d’une friche industrielle aperçue le matin dans un train qui nous mène au boulot, lorsqu’une réponse se dessine entre les pages d’un roman lu la veille ou lors de la visite d’une expo d’un artiste inconnu. Lorsque l’intuition l’emporte sur la raison. Lorsque nous résistons, comme pour tout acte de création, aux idées toutes faites et aux images reçues.
Une chronique de Gilles Deléris, directeur de la création de l’agence W, parue dans le magazine Étapes n°243.