Où sont les femmes ?
La statistique se vérifie années après années. Une très large majorité des étudiants en arts graphiques ou en publicité sont des étudiantes.
Pourtant, ces jeunes femmes brillantes, douées, motivées qui entrent dans la vie active, disparaissent lentement mais sûrement des organigrammes dès lors qu’elles font le choix de travailler dans une structure – studio ou agence -. Comme l’oxygène en altitude, elles se raréfient au fur et à mesure de leur ascension. Ainsi, chaque année, la composition des jurys créatifs pour les concours entre pairs tourne au casse-tête.
“Avez-vous quelqu’un à nous proposer, il faudrait que ce soit une femme…”.
On s’échine à composer des jurys paritaires et l’on recherche désespérément des créatives qui ont quitté le camp de base pour atteindre les sommets. Comme le yéti, certains affirment en avoir aperçu, mais trop rares sont celles qui se présentent pour défendre leurs convictions quelle que soit la catégorie. Phénomène bien connu et amplificateur, à incompétence égale, l’homme acceptera le défi et la femme y renoncera.
Cette situation très documentée traverse tous les secteurs socio-professionnels. Elle est navrante. Seulement voilà, rapportés à nos disciplines, les plafonds de verre entretiennent soigneusement l’asymétrie et les empêchements successifs constatés partout ailleurs. Pire encore, ils concourent au statu quo.
En effet, nos métiers à fort impact culturel, véhicules d’idées et d’empreintes sociétales, s’invitent sans permission aux regards des citoyens et des consommateurs, dès leur plus jeune âge.
À la télévision, dans la rue, dans la presse, sur les réseaux sociaux, nous parlons fort, au filtre d’une pensée dominante qui a, pendant des années, emprisonné les femmes dans des rôles convenus.
Les créatifs ont à ce titre une responsabilité collective dans les perceptions et les canons de la représentation. Or, bien que la loi condamne les débordements, la culture patriarcale a la vie dure en particulier lorsque les hommes en sont les médiateurs. Sans y prendre garde, les mots employés, les images créées se sédimentent et calcifient nos imaginaires.
Il faut poursuivre avec constance l’idée que cet état de fait n’est pas une fatalité. Les avancées réglementaires constituent une nécessité. Mais elles ne viendront pas à bout de l’exigence de changement de logiciel qu’une telle question suppose. Il faut bien sûr commencer très tôt, au plus près des écoles. Plus tôt encore dans nos têtes, dès la petite enfance filles et garçons confondu.e.s.
Cela tient à quelques indices éloquents, comme ce dialogue avec une jeune femme, candidate à un Master et évoquant son ambition : devenir directeur de création. L’intériorisation est de ce point de vue notre pire ennemi. Le combat est intérieur.
Comme il faut combattre dans le même temps la triste idée d’une création genrée. La ligne de crête est étroite entre le ton juste et l’autocensure. La dérision, l’irrévérence, l’humour, sont d’utilité publique lorsqu’ils n’empruntent pas les grands boulevards cent fois arpentés des allusions insidieuses et dégradantes, des blagues égrillardes de vestiaire. Dans ce travail d’équilibriste, les créatives et les créatifs doivent rester les garants de l’impertinence, de l’audace et de l’émancipation de tous.
Mais plus de femmes créatives aux manettes, ce sont sans doute moins de réflexes de genre et moins de préjugés. Plus de femmes aux plus hauts niveaux de responsabilité, c’est une hygiène mentale, une ouverture vers des regards et des écritures nouvelles pour des discours sociétaux alternatifs.
Quand les directrices artistiques, les rédactrices, les conceptrices, les directrices de création et les réalisatrices, quand les femmes, qu’elles soient architectes, photographes, designers, graphistes ou illustratrices… dessineront avec les hommes un monde pluriel, nous combattrons les stéréotypes, les idées toutes faites et les images reçues. C’est un beau programme que de faire germer ensemble l’idée d’une biodiversité créative.
Une chronique de Gilles Deléris, directeur de la création de l’agence W, parue dans le magazine Étapes.
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