Sans. Faut-il faire avec ?

LES POSTS DES BOSS
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Un article récent publié sur le blog “custom typefaces” du designer Arun Venkatesan* fait état d’une tendance lourde suivie par les marques en général et par celles de la nouvelle économie en particulier. Elles sont très nombreuses à investir dans la création de polices propriétaires au lieu de s’adresser à des éditeurs de fontes. L’article analyse finement les raisons qui conduisent Google, Samsung, Uber, Nokia, Apple, et tant d’autres à se doter d’une famille de caractères singulière, adaptée aux usages dominants sur les écrans et… bien moins chères à acquérir que des licences. La typographie, vecteur de contenus et de sens, est comprise comme un marqueur implicite de leur identité.

Arun Venkatesan souligne toutefois le paradoxe de cette situation. Seul l’œil aiguisé d’un expert est capable d’identifier ce qui distingue la Roboto de Google, la Samsung One, l’Uber Move, la Nokia Pure ou la San Francisco d’Apple. Toutes se ressemblent comme des sœurs. Logique, toutes se réfèrent à la mère des fontes linéales, l’Helvetica et manquent ainsi leur objectif de différentiation.

Tentons de démêler cette généalogie dont les origines remontent à plus d’un siècle. Les familles linéales – également appelées Antiques ou Grotesque en Allemagne – sont apparues à la fin du XIXe siècle. Les graphistes de l’époque, embarqués dans le mouvement de la Révolution Industrielle, répondaient aux injonctions de rupture avec les codes établis et d’adéquation à l’évolution des techniques de production en série. Il fallait à la fois se débarrasser des ornementations baroques et de l’anecdote pour donner une forme à la modernité et au fonctionnalisme, accompagner l’émergence du modèle économique des marques naissantes rencontrant désormais des publics internationaux.
Sans sérifs, Sans pleins, Sans déliés- ou si peu – elles se multiplièrent au lendemain de la Première Guerre Mondiale.

Leur simplicité et leur efficacité en firent les meilleures alliées de l’idée de progrès. Elles s’imposèrent alors rapidement dans le commerce et l’industrie, sur les emballages, sur les affiches, pour les enseignes qui fleurissaient partout.

Elles sont aujourd’hui mondialement répandues, intégrées dans nos têtes et dans nos systèmes bureautiques comme police de base. C’est le second paradoxe qui mérite d’être examiné. Une étude de 1994 confirme l’usage des caractères à sérifs comme véhicules de toutes littératures. De la Pléiade à Harlequin, ils nous embarquent avec précision et fluidité : les textes composés avec ces fontes sont, si l’on en croit les résultats, plus lisibles que les autres. Innée ou acquise, mais établie, cette perception place le Garamond largement en tête quand l’Helvetica et l’Arial traînent en queue de classement. Pour les courageux qui sont parvenus jusqu’ici dans l’article, la composition de cette page ne me démentira pas. Étapes titre Sans sérif et compose les textes de labeur Avec.

Sont donc conçus pour un usage majeur de lecture en ligne, sur les plateformes numériques, sur nos interfaces mobiles, des lettrages quasiment identiques et aux performances de lisibilité inférieures aux typographies classiques.

Ajoutons à cela des principes de composition qui privilégient une simplicité radicale, selon une mise en page organisée par bloc géométriques élémentaires, par la systématisation des aplats de couleur et des images chaleureuses de vrais gens… Et hop ! En suivant méthodiquement ces préceptes d’originalité, les marques adoptent globalement une expression standardisée et indifférenciée.

Low design, no design, Sans sérif, les marques se suivent et se ressemblent. Sans saveur, Sans odeur, Sans caractère… elles prennent le risque de ne plus se démarquer. Alors qu’elles cherchent un langage visuel unique, elles reproduisent une esthétique normalisée et un style international homogène auxquels les choix typographiques prennent largement part. Au fond, demain, leur modernité émergera peut-être du dessin réinventé d’une Elzévir, d’une Didot ou d’une Égyptienne.

Une chronique de Gilles Deléris, directeur de la création de l’agence W, parue dans le magazine Étapes n°247.

* https://www.arun.is/blog/custom-typefaces/

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